Que ce soit par nГ©cessitГ©, hasard ou choix, celles et ceux qui vivent de la rГ©cupГ©ration de nos restes - fruits, dГ©chets variГ©s, objets abandonnГ©s - nous troublent toujours. Il n'est pas question de pudeur, mais bien plutГґt du lien profond et dГ©rangeant qui nous unit Г eux. C'est ce sentiment mГЄlГ©, fait d'attachement, de compassion et d'embarras qui a poussГ© la rГ©alisatrice Г filmer ces ГЄtres, si diffГ©rents de la glaneuse traditionnelle qui passait jadis aprГЁs la rГ©colte. Elle-mГЄme et ceux de son art n'en sont pas si loin, puisqu'ils vivent de moments piquГ©s ici et lГ et s'inspirent Г©troitement de nos vies.

Critique lors de la sortie en salle le 05/07/2000

Par Marine Landrot

A premiГЁre vue, l'affiche du dernier film d'AgnГЁs Varda invite Г la corvГ©e de patates. Mais regardez bien la forme de ces pommes de terre mouchetГ©es. Chacune a deux ventricules rondelets, comme un coeur humain. C'est tout AgnГЁs Varda. ne jamais jouer la sГ©duction facile. Et toujours dГ©busquer la beautГ© rieuse sous la laideur bougonne. AprГЁs l'Г©chec de son pГўtГ© d'alouette truffГ© de stars (Les 101 Nuits) et le succГЁs de sa trilogie consacrГ©e Г son mari disparu, Jacques Demy (Jacquot de Nantes, Les Demoiselles ont eu 25 ans et L'Univers de Jacques Demy), la voilГ qui revient Г son port d'attache. le documentaire pur et doux, sur les hГ©ros trГЁs discrets du monde qui l'entoure. Partie du mot В« glaner В», charmant et dГ©suet, dont elle filme la dГ©finition dans un vieux dictionnaire, AgnГЁs Varda sillonne la France avec sa petite camГ©ra numГ©rique, Г la recherche des glaneurs d'aujourd'hui. Et comme toujours, son oeil de colibri fureteur excelle Г dГ©gotter les perles rares dans la foule des anonymes. De ces gens exceptionnels dont l'excentricitГ© obstinГ©e vous regonfle Г bloc. Un viticulteur psychanalyste adepte de l'В« antiphilosophie du sujet В», capable de rГ©citer tout Du Bellay Г brГ»le-pourpoint. Un alphabГ©tiseur expert en biologie, qui survit en croquant les restes des marchГ©s Г mГЄme le trottoir. Un seigneur en bottes de sept lieues caoutchoutГ©es, fier de se nourrir В« 100 % poubelles depuis dix ans, et jamais malade В». Construit comme un jeu de l'oie, le film saute d'une rencontre Г l'autre, sans autre rГЁgle que celle du coq-Г -l'Гўne, le pГЄchГ© mignon d'AgnГЁs Varda. Au grГ© de ses humeurs, elle tente tous les styles. la camГ©ra-stylo (amoureuse des mots, comme le prouve le commentaire drolatique), la camГ©ra-gadjo (Г l'affГ»t des marginaux de tous poils), et parfois mГЄme la camГ©ra-yoyo (qu'elle oublie d'Г©teindre en dansant dans les vignes !), peu importe la logique, pourvu qu'on ait l'ivresse. L'envoГ»tement est subtil et tenace, comme toujours chez cette cinГ©aste hors mode mais ultra-sensible Г l'air du temps. Elle crГ©a autrefois le В« documenteur В», mГЄlant des hГ©ros de fiction au documentaire traditionnel. On pourrait dire qu'AgnГЁs Varda invente cette fois le В« documentor В». Elle fait office de guide de vie, de passeuse pas sage ouvrant nos yeux sur une rГ©alitГ© rГ©voltante. Celle d'un deuxiГЁme millГ©naire perpГ©tuant une tradition de survie rase-mottes. le glanage. On ne courbe pas l'Г©chine pour les mГЄmes raisons. Certains le font par besoin, par plaisir ou par philosophie. Mais tous reproduisent un geste que les hommes prГ©historiques rГ©pГ©taient dГ©jГ. Le temps ne fait donc rien Г l'affaire. VoilГ ce qui passionne AgnГЁs Varda, qui signe aussi un essai philosophique, В« stroboscopique, narcissique et mГЄme hyperrГ©alistique В» sur le temps qui passe. Sa fascination tendre et morbide pour le spectacle de la roue qui tourne et dГ©forme les corps ne date pas d'aujourd'hui. Elle y pensait dГ©jГ dans L'OpГ©ra Mouffe, quand elle filmait la faune dГ©crГ©pite de la rue Mouffetard (В« Il me vint Г l'idГ©e que tous ceux-lГ. les vieux, les borgnes, et les clochardes, tous avaient Г©tГ© des bГ©bГ©s, des nouveau-nГ©s souvent aimГ©s, Г qui on avait embrassГ© le ventre et talquГ© le derriГЁre В»), tout comme dans DaguГ©rrГ©otypes, lorsqu'elle observait les gestes de survie d'un couple de droguistes beckettiens, fossilisГ©s derriГЁre la vitrine de leur magasin Le Chardon bleu. Et surtout, il y eut Sans toit ni loi, autopsie tranchante d'une vagabonde morte de froid. Cette fois, AgnГЁs Varda parle Г la premiГЁre personne. Elle a В« vieuzi В» (pour reprendre sa dГ©licieuse expression), et ne s'en cache pas. AprГЁs avoir appliquГ© Г la lettre la chanson des Demoiselles de Rochefort (В« Je voudrais vous parler de ses yeux, de ses mains. В») en scrutant le corps vieillissant de Jacques Demy dans Jacquot de Nantes, elle s'attaque sans peur Г sa propre carcasse. Ses mains tavelГ©es comme des rattes du Touquet, ses cheveux blanchis qui narguent les teintures. lui rappellent que В« c'est bientГґt fini В». Ce mГ©lange de luciditГ© mortuaire et de curiositГ© amusГ©e rend chaque image bouleversante. Celle qu'on appelle souvent la В« maman В» des femmes cinГ©astes n'a rien perdu de sa malice d'enfant. A 72 ans, elle trouve toujours aussi marrant de faire semblant d'attraper les camions avec sa main, collГ©e contre la vitre d'une voiture qui file sur l'autoroute. Il faut aussi l'entendre entonner sans complexe un air de rap endiablГ©, (В« Des frigidaires / endommagГ©s / des canapГ©s / trГЁs fatiguГ©s / T'as qu'Г t'baisser / pour te meubler / ouais. ouais. В») d'une voix sГЁche et nerveuse. Enfin, il n'y a qu'elle pour planter un magistrat en robe au milieu d'un champ de cardons frisГ©s, et lui faire lire le Code pГ©nal. Jamais ridicule, toujours juste et moderne, elle remporte son pari Г chaque instant. C'est comme Г§a qu'on l'aime, AgnГЁs Varda. dГ©lurГ©e, aux aguets, douce et brutale Г la fois, Г l'Г©coute des simples gens, miroirs sans tain derriГЁre lesquels elle se cache pour mieux se dГ©voiler. A la talentueuse Joanna Bruzdowicz, qui a composГ© la musique Гўpre et vive du film, la cinГ©aste a demandГ© d'appeler sa partition В« AgnГЁs-vieillesse В». A la sortie de la projection, devant tant d'Г©nergie partageuse, c'est surtout AgnГЁs-jeunesse, AgnГЁs-drГґlesse, AgnГЁs-allГ©gresse, qu'on a envie de remercier - Marine Landrot

Critique du 28/02/2009

Par Marine Landrot

Film documentaire d'AgnГЁs Varda (France, 2000). 80 mn. Genre. jeu de l'oie. Partie du mot В«… (Lire la suite)